Lors des grandes soirées européennes de foot, des fortes clameurs montent des quartiers chauds de Kinshasa. Depuis la popularisation de la télévision par satellite, les Kinois se sont découvert une nouvelle passion pour les dieux du stade. Mais pas seulement. Ici, le foot rapporte aux fans. Pas de quoi construire des immeubles. Mais juste un peu pour leur survie.
Kinshasa, le 1er juin 2019. Un samedi ordinaire. Les commerces ouvrent en milieu de matinée, le temps pour leurs propriétaires d’effectuer les travaux de salubrité publique obligatoires. Au fil des heures, l’ambiance monte. Avec elle, la chaleur de la ville.
Dans les principaux carrefours de cette mégalopole dont le nombre exact d’habitants demeure inconnu faute de recensement – on estime la population entre 10 et 12 millions d’âmes – calicots et panneaux publicitaires annoncent l’évènement de la soirée : le duel de la finale de la Champions League de l’UEFA. Un choc entre Tottenham et Liverpool, deux clubs de Premier League anglaise.
En début de soirée, terrasses et centres des paris sportifs sont pris d’assaut par les fans qui arborent peu les couleurs de deux finalistes anglais, le Real – Madrid et son éternel rival barcelonais ayant la cote à Kin. Qu’importe, même en l’absence de deux ogres espagnols, les Kinois ont une bien bonne raison de s’agglutiner devant l’écran. Le foot nourrit son fan.
Sur Pompage, carrefour très fréquenté de la commune de Ngaliema dans l’ouest de Kinshasa, se trouve Premier Bet. L’un de ces nombreux centres des paris sportifs devenus des vrais temples du foot. A l’intérieur, une dizaine de postes téléviseurs aux écrans plasma placardés aux murs et des banquettes en bois pour spectateurs. La pièce étouffante, déjà bondée à 10 minutes du coup d’envoi de la partie, dégage une odeur aigre. Des personnes de tous âges, feuillets de pari en main, discutent compositions des équipes, plans de jeu, performances attendues des joueurs récemment rétablis de blessures.
Un enthousiasme particulier se dégage de cet endroit. Les débats sont passionnés. Tous semblent excités. Certains sont torses nus, d’autres en singlets, d’autres encore habillés aux couleurs des équipes qui s’affrontent. Une vraie ambiance de stade. Mais au-delà de la beauté du spectacle, ce sont surtout les gains attendus qui attirent tout ce beau monde. Y compris des adolescents.
Jupsi, 17 ans, a cessé de fréquenter l’école. Ses parents aux revenus faibles s’étant montrés incapables de financer ses études secondaires. Il s’est reconverti dans la revente des crédits téléphoniques et des paquets de données de connexion à Internet qu’on appelle ici « mégas ». Ce soir, il a arrêté son business une demi-heure avant le début du match. Serein, il espère obtenir un bon gain, refusant de se laisser hanter par la perte qu’il a subie deux mois plus tôt lorsqu’à la surprise générale l’Ajax d’Amsterdam éliminait le Réal Madrid en quart de finale de la même compétition. Engloutissant de fait sa mise. Lui, qui avait parié sur le Réal.
« C’était une grosse perte pour moi, j’avais parié 8 000 FC (5 dollars américains) pour pouvoir gagner 10 fois plus. Mais j’avais tout perdu », affirme Jupsi tout sourire. Dans un pays où le produit intérieur brut par habitant est de 466 dollars, selon la Banque mondiale, et où près de 40% de la population vit avec moins d’un dollar par jour, en perdre cinq c’est perdre une fortune.
Mais rien ne le dissuade. La preuve : ce soir-là, il est prêt à tout recommencer. Jupsi n’est pas seul dans cette quête d’argent.
Rachel, jeune vendeuse des fruits, s’est placée juste à l’entrée de la pièce. Pendant le match, elle ne participe pas aux commentaires enflammés des autres parieurs. Elle soliloque d’ailleurs lorsque Tottenham gâche le peu d’occasions de buts qu’il se procure. Elle est tellement tendue qu’on croirait avoir affaire à un membre du staff technique du club londonien.
Lorsque l’arbitre de la rencontre siffle la fin du match, une forte clameur monte dans la salle. Des parfaits inconnus s’embrassent, sautent, crient à tue-tête et improvisent des chansons à la gloire de Liverpool qui vient de remporter le match (2-0), et de leur faire gagner des sous. Pas compliqué dans cette atmosphère de trouver ceux qui ont perdu leur fortune ce soir à cause d’Harry Kane et ses partenaires. La plupart d'entre eux arborent un sourire jaune lorsqu’ils n’ont pas la mine déconfite. Telle Rachel qui semble avoir perdu l’usage de la parole. Clouée sur la banquette en bois où elle est assise alors qu’autour d’elle une explosion de joie est perceptible à des dizaines de mètres alentours, elle parvient finalement à lâcher après un long soupir : « 9000 FC perdus ! Bah, ce n’est pas plus grave que ça. Dans tous les cas, on ne peut pas gagner à tous les coups ». Un peu pour se consoler.
Jupsi n’a pas attendu une seule minute après le coup de sifflet final. Il s’est vite rué vers la caisse pour se faire payer. Et repartir aussitôt en courant. Comme beaucoup de ceux qui ont gagné leurs paris ce soir.
Gédeon, lui, étudie l’informatique de gestion dans un institut supérieur de Kinshasa. Il est parieur depuis presque 2 ans. Les revenus issus des paris sportifs lui permettent de couvrir ses dépenses de transport et des syllabus.
Ceux qui parient à Kinshasa sont en majorité des personnes aux revenus très faibles. Mais leurs maigres revenus ne constituent pas pour eux un frein à leurs élans de parieur. Bien au contraire. Ils caressent l’espoir de toucher un jour ou l’autre des gros gains. Même si en général, ils remportent quelques milliers des francs congolais qui atteignent rarement les 50 dollars. Les cas de Jupsi et Gédéon. Alors que d’autres peuvent perdre l’équivalent d’un capital pour petit commerce. Comme Rachel.
Dido, 43 ans, est parieur depuis quelques mois. Il n’a jamais rien gagné. Pour la finale Tottenham-Liverpool, il avait parié pour 4500 FC (2,8 dollars). Interrogé sur les raisons de sa persévérance, il répond : « c’est parce que je sais qu’un jour je finirai par gagner ».
L’espoir reste le maître-mot des parieurs kinois. Dont plusieurs en ont fait leurs gagne-pains.