Ils se lèvent tôt le matin et envahissent Kinshasa tels une armée de termites. Rues et principaux carrefours sont rythmés par le son de leurs outils de travail. Sachet noir dans une main, brosse à chaussure et cube en bois dans l’autre, ils soignent nos chaussures. Gandhi, 19 ans, est l’un d’entre ces innombrables cireurs de chaussures qui peuplent la ville de Kinshasa.
Pas besoin de les appeler par leurs noms pour qu’ils s’arrêtent. Leurs clients les plus gentils crient « cirage » alors que les moins gentils lancent un « pssiii », la populaire formule kinoise pour apostropher les gens. Les cireurs font partie de cette catégorie des kinois qui se lèvent tôt pour aller à la recherche de leur pain quotidien.
Gandhi habite camps Luka, quartier defavorisé en plein cœur de Kinshasa et devenu depuis peu le théâtre d’affrontements entre gangs rivaux. Essayant de vivre loin de cette violence, Gandhi et ses amis forment une bande à part. Celle des jeunes gens qui, au milieu de cette folie ambiante dans leur milieu, savent raison garder et essayent de vivre de leur dur labeur. Gandhi n’a pas eu l’opportunité d’achever sa scolarité, ses parents n’ont pas eu pas assez de moyens pour le scolariser. Il fonde pourtant sa vie sur une maxime du célèbre Jean de la Fontaine : « Travaillez, prenez de la peine » popularisé dans une chanson du film La vie est belle de Mwenze Ngangura dans lequel Papa Wemba incarnait un rôle.
Le sachet noir ou le petit sac à dos qu’ils amènent partout avec eux contient brosses, cirages et autres produits faits-maison « pour la bonne santé des chaussures ». Ils s’appellent eux-mêmes des médecins des chaussures.
Jovial et flatteur
Appâter un client relève d’une technique faite de plusieurs artefacts dont chacun porte une signification particulière. D’abord se faire remarquer. Pour ceux qui circulent à travers les rues de Kinshasa, la technique est simple, faire du bruit. Les cireurs produisent des sons répétitifs à l’aide de deux bois coincés entre leurs doigts qu’ils tapent l’un contre l’autre. De cette manière, ils marquent leur présence et peuvent attirer quelques clients.
Pour ceux qui s’attroupent autour des grands carrefours, la technique est toute autre. Ici, la concurrence est plus forte. Il faut sortir l’artillerie lourde pour se faire remarquer. Gros sourire aux lèvres, Karlos, ami de Gandhi multiplie les formules de politesse à l’égard des passants. Il enlève son chapeau, s’incline en signe de révérence et couvre des noms flatteurs les passants. Si certains passants s’agacent de ces marques de respect non sollicitées, d’autres mordent plutôt à l’hameçon et s’arrêtent quelques minutes, le temps de laisser le jeune Karlos exercer son art et faire briller ses chaussures.
Après avoir réussi à se faire remarquer et à appâter un client, il faut maintenant le fidéliser. La stratégie de fidélisation est fondée sur deux piliers. La qualité du travail et… la flatterie. « Même Dieu aime être adoré avant de nous donner quoi que ce soit », argue Karlos avant d’ajouter, « les éloges ne laissent personne indifférent ». Ils ont, à leur manière, appris à faire la psychologie du consommateur.
Certains cireurs accueillent leurs clients sur des sièges. D’autres disposent des parapluies pour les moments de forte chaleur ou pendant la pluie. Mais ceux qui choisissent de s’installer le long des routes courent le risque d’être pourchassés par la police. Pour éviter ces tracas, Gandhi et ses copains ont choisi de rester ambulants. Ils peuvent ainsi se fondre facilement dans la masse et échapper à la police.
Ce travail permet à Gandhi de gagner au minimum 4000 francs congolais par jour, à peu près 2,4$. Difficile pour lui d’épargner et de réaliser son rêve de création d’une cordonnerie. Mais il ne désespère pas.